jeudi 26 janvier 2012

Lisons : Claude Simon, "La Route des Flandres"

Comme toute l’œuvre de Claude Simon,  La Route des Flandres  s’écrit dans l’après-guerreS –les deux guerres mondiales, la guerre d’Espagne, les guerres de l’Empire et de la Révolution-, c'est-à-dire dans ce moment d’une coïncidence traumatisante et aliénante de la mémoire de soi et de la mémoire historique : pour la génération née en 1910, l’histoire individuelle et l’Histoire se confondent, alors qu’elle se découvre non seulement promise à mourir en 1940 mais aussi à voir mourir en elle une deuxième fois ses pères tués en 14-18.

Confrontée à la monstruosité d’une apocalypse sans cesse réitérée, l’humanité voit alors s’anéantir sa foi dans le progrès tandis que se trouvent dénoncées la vanité des constructions humaines en même temps que l’inutilité de la littérature. Et pourtant, face à la débâcle, subsiste la pulsion d’une parole conjuratrice ; mise en tension avec la terrible certitude de la vacuité de l’entreprise, cette pulsion rythme l’ensemble des dialogues, toujours au bord de la rupture ; la voix humaine en effet est la dernière possibilité de résistance, comme « un enfant siffle en traversant un bois dans le noir»: 
« deux voix faussement assurées, faussement sarcastiques, se haussant, se forçant, comme s’ils cherchaient à s’accrocher à elles espéraient grâce à elles conjurer cette espèce de sortilège, de liquéfaction, de débâcle, de désastre aveugle » (121)…

Et donc, pour survivre, il faut parler ; mais parler à qui ? A la putain de L’Acacia ? Au journaliste du Jardin des Plantes ? A Corinne ? « En tous cas pas à [elle] » (p.90) « La Route des Flandres » se heurte sans cesse à cette interrogation, au problème de la réception du discours. Cette indécision est aussi celle du lecteur, placé face à une énonciation infixable, labile et subversive, détruisant sans cesse les fragiles certitudes que l’on croyait acquises, soumise au surgissement anarchique des souvenirs ; perdu, malmené, asphyxié, happé par les flux du temps et de la mémoire, ce lecteur devient alors le double du narrateur et accède à l’expérience même qui lui est racontée.

Une lecture difficile mais indispensable et inoubliable ; une œuvre magistrale.





Vidéo : Colloque "Claude Simon géographe" :Frontières des terres, chevauchement des textes dans le roman de guerre simonien / Michel Bertrand Université Toulouse II-Le Mirail, 26-27 mai 2011.
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Une route bien étrange ... (Lecture d'"Angélique", de Nerval)

Waterhouse,
Gather ye Rosebuds while ye may, 1909

Des « filles de feu » on retient en général « Sylvie » ; mais c’est d’une autre nouvelle que je veux vous parler, « Angélique », véritable objet littéraire non identifié. 
Il s’agit d’une nouvelle épistolaire où nous suivons le narrateur-écrivain en quête d’un livre introuvable, sujet d’un de ses articles, tandis que plane sur lui la menace de la censure de l’amendement Riancey : «L’amendement Riancey plaçait les écrivains dans l’obligation de ne plus rien imaginer, puisque l’administration menaçait de sanctionner les journaux qui publiaient des romans, lesquels s’éloignent de l’analyse historique et du compte rendu de faits matériellement vrais. » (Michel Brix) 

Mais comme toutes les véritables quêtes (et peut-être la littérature), celle-ci est déceptive ; très vite nous nous égarons, de digressions en récits enchâssés, dans une errance aussi charmante que déstabilisante qui constitue finalement le véritable but du récit ; ce faisant, bien entendu, le récit s’écrit malgré et contre la censure, affirmant avec malice les pouvoirs du romanesque et plus généralement de la littérature. 
Il y a du Sterne dans cette nouvelle, et déjà du Perec et du Borges ( «Comme tous les hommes de la Bibliothèque, j'ai voyagé dans ma jeunesse ; j'ai effectué des pèlerinages à la recherche d'un livre et peut-être du catalogue des catalogues » ; Borges, « La bibliothèque de Babel »). Il y a surtout une déclaration d’amour à la fiction, au livre, à la liberté absolue du récit. Je vous incite vivement à lire cette nouvelle pour vous y perdre comme moi avec le sourire, et en compagnie de Nerval, qui vous prévient : « Ces jeunes filles fallacieuses nous firent faire une route bien étrange » (Angélique)…
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mardi 24 janvier 2012

J'ai tout compris : je me barre chez Free!

Je me suis enfin intéressée à mon forfait  ; il était temps, j'ai été négligente, je sais, mais je hais la paperasse...                                                                         Pour 61€ par mois (!!!) Orange m'offre généreusement 4 h de communication ; je m'aperçois que j'en utilise en général 1 h 30, et, en ce mois de janvier propice aux bonnes résolutions, je décide d'agir...

 Après avoir tenté de parler à des voix-robots ("Veuillez prononcer les mots correspondant à votre demande.
-Euuuh...... 
- Vous avez demandé la formule de communication illimitée sur toute l'Europe, veuillez patienter ...
- Mais non....putain j'comprends rien!  
- Je ne comprends pas votre demande, veuillez répéter... 
- Mais merde !!
- Désolée, je ne comprends pas votre...")
je me connecte donc au site pour changer de formule ; et là, Orange m'a soufflée par ses offres à la pointe de la compétitivité : certes, je ne peux pas basculer en formule 2h sans me déplacer en boutique mais je peux... tadam... obtenir un changement de formule sans réengagement et bénéficier d'un forfait 3 h à... 63 !!
Là j'ai compris, je me suis barrée chez Free.
(Bon d'accord, mon abonnement Orange courant jusqu'en octobre, je devrais payer 126 € de frais de résiliation ... mais avec l'abonnement illimité à 15€ 99...même moi j'ai réussi à faire le compte.)


Sur ce, je suis tombée sur cette info : "Hier, sur BFM Business, Stéphane Richard, patron d'Orange n'hésite pas à parler de "déception" pour certains nouveaux abonnés Free Mobile. "Depuis la semaine dernière, on a des ‘win back’, c’est-à-dire des clients qui reviennent de chez Free", affirme-t-il sans apporter la moindre preuve."

Aïe, aïe, aÏe j'ai peur! Aurais-je fait un grossière erreur en délaissant les merveilleuses 3 h orangesques à 63 de Stéphane Richard (qui en plus parle trop bien anglais) pour céder aux vulgaires et démagogiques sirènes low-cost et illimitées de Xavier Niel ?!? Vais-je me transformer en "win back", dont je suppute qu'il s'agit là d'une forme sophistiquée du loser ?!  Regretter mon choix ?!?
Ben en fait non...

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Projet 52- Mes photos préférées- #3, Gourmandise

Les participants du Projet 52 sur Vivre la photo nous ont fait saliver cette semaine! Voici mes photos préférées...

Tout d'abord, un coup de coeur absolu pour Mathias L. qui avec sa proposition retrouve l'esthétique des Natures mortes et Vanités de l'âge baroque ; je trouve sa photo fascinante et superbe :


Superbe photo aussi de Copeau 07 par son humour et sa composition :


Classicisme, simplicité, élégance chez @Eric ...


Elégance des formes aussi chez Cathy, perfection des lignes, des couleurs, de la mise en cadre...


Beaucoup de sobriété et d'élégance également dans le jeu de reflets de  Nathalie Valmaury :


Enfin, humour et humanité dans ce très beau portrait de Choucckette :



Vous pouvez aussi retrouver, sur son blog Views of time , la proposition de ma fille qui a choisi un portrait de son gourmand de frère...
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On lui fait dire n'importe quoi! (à Dante)

Lecteur cossu et / ou bibliophile, tu rêves peut-être d'ajouter à ta bibliothèque le chef d'œuvre de Dante en édition Pléïade ; n'en fais rien ! 

Lorsque j'étais jeune étudiante chercheuse sans le sou travaillant sur Dante, mes sœurs m'avait offert cette édition qui disposait d'un important appareil critique (et oui, éventuel jeune lecteur  "je te parle d'un temps que les moins de 20 ans ne peuvent pas connaître", où internet était un pur fantasme inaccessible ce qui rendait les recherches bibliographiques longues, ardues, fastidieuses...).
Mais "la joie se changea vite en pleurs" : quelle déception! La traduction de Pézard était vieille, lourde, et surtout, elle transformait totalement l'esprit de la langue de Dante et son rythme ; cette langue se caractérise par sa fluidité, sa modernité, sa proximité avec l'italien contemporain, sa simplicité familière ; Pézard en a fait une langue archaïque, obscure et lourde, en lui donnant un vernis médiéval... totalement artificiel.
Choisis plutôt la très bonne traduction de Jacqueline Risset chez GF, dans une édition bien moins chère et bilingue qui plus est!
Juge plutôt :

Traduction d'André Pézard (La Pléiade) :

"Par moi va-t-on dans la cité dolente,
Par moi va-t-on dans l'éterne douleur,
Par moi va-t-on emmi la gent perdue.
Justice mut mon souverain auteur :
Ouvrage suis de divine puissance,
Et très haute sagesse et prime amour.
Nulle chose avant moi ne fut créée
Sinon éterne, et je dure éternelle.
Vous qui entrez, laissez toute espérance."

Traduction de Jacqueline Risset :

"Par moi on va dans la cité dolente,
par moi on va dans l'éternelle douleur,
par moi on va parmi la gent perdue.
Justice a mû mon sublime artisan,
puissance divine m'a faite,
et la haute sagesse et le premier amour.
Avant moi rien n'a jamais été créé
qui ne soit éternel, et moi je dure éternellement.
Vous qui entrez, laissez toute espérance."

L'original:

"Per me si va ne la città dolente,
per me si va ne l’etterno dolore,
per me si va tra la perduta gente.
Giustizia mosse il mio alto fattore:
fecemi la divina podestate,
la somma sapienza e ’l primo amore.
Dinanzi a me non fuor cose create
se non etterne, e io etterno duro.
Lasciate ogne speranza, voi ch’intrate".

Inferno, Canto terzo
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lundi 23 janvier 2012

J'ai (presque) lu le Turquetto d'Arditi

Je n'ai pas fini ce livre dont j'ai lu hier la première partie... et je ne sais pas si je le finirai.
Pour moi, la lecture est un acte d'amour, un échange qui suppose qu'une connexion s'établisse, que le lecteur s'abandonne à la séduction ; or, ici, rien ne (se) passe, si ce n'est un profond ennui mêlé à une sourde exaspération.

Je partais pourtant facilement conquise : la renaissance italienne, le XVIème s. et  le lien littérature/peinture  sont trois passions qui ont aussi constitué mes champs d'étude... Mais quelle déception!

Dès les premières pages (la page 18 est assez insupportable et très représentative), l'overdose des points d'exclamations, qui tentent maladroitement de construire l'intériorité des personnages à défaut de maîtrise du discours indirect libre, a provoqué chez moi un rire nerveux  ; c'est assez gênant, étant donné le manque total d'humour de ce récit... Quant à l'érotisme de pacotille mettant en scène des jeunes filles (ou plutôt des enfants!) de douze ans, et convoque les pires poncifs : le harem, le lesbianisme... Certes, page 66, l'auteur semble se souvenir que "c'est pas bien, l'esclavage" et ajoute in extremis une petite anecdote tire-larme, ce qui ajoute l'hypocrisie à l'ensemble.
En ce qui concerne l'exotisme de Constantinople, je pense que la lecture du Guide du Routard m'apporterait plus de dépaysement : aucun univers ici, aucune odeur, aucun bruit, aucune matière, aucune couleur (ce qui est assez paradoxal lorsqu'on prétend raconter la vie d'un peintre) : quel manque de corps! (à part celui des jeunes filles dont j'ai déjà parlées...)
Tout ceci à travers une construction boiteuse, une structure qui manque de rythme malgré la brièveté des chapitres, des incohérences narratives : en une demi-page, le héros abandonne le projet mis en place sur plusieurs chapitres et part à Venise : pourquoi, comment? On n'en saura rien. Je ne sais pas non plus pourquoi une ellipse de 43 ans sépare les deux premières parties, sans justification particulière, provoquant l'abandon de la plupart des personnages "installés" au début  ; on l'apprend peut-être plus tard... mais il faudrait pour le vérifier que je poursuive et je doute d'en avoir le courage...
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mercredi 18 janvier 2012

J'ai fini La Zone du Dehors, de Damasio

Lecture de pleine nuit jusqu'à ce que la fatigue l'emporte à 6h du matin, lecture sidérante et dévorante, lecture de rage, happée, captivée...  Lecture de veille, de réveil, dans tous les sens du terme.
Après le bouleversement de La Horde du contrevent, je repoussais celle-ci, craignant la fin de l'idylle, la déception, le désamour qui parfois nous éloignent, irrémédiablement, d'un auteur adoré ; heureusement, il n'en fut rien.

Les hommes de la Volte sont-ils les enfants ou les ancêtres de ceux de la Horde? Ils sont en tout cas leurs frères, frères surhumains que Nietzsche, dont  la flamme court tout au long cette dystopie, appelait de ses voeux, frères trop humains où chacun se reconnaîtra, interrogeant ses failles, ses fulgurances, ce qui fonde son humanité : "Aucun destin n'est inéluctable, l'arborescence des possibles nous tisse le sang aux poignets"

Interrogeant aussi, et c'est  une différence majeure avec La Horde du Contrevent, notre société post-moderne et son devenir, la tyrannie de nos démocraties molles qui endorment nos révoltes ( "nous n'avons jamais été aussi proches de ce que j'estime être le summum du pouvoir : une aliénation optimum sous les apparences d'une liberté totale"), la frontière fragile qui transforme la résistance en terrorisme, la tension entre morale et liberté, idéal et efficacité, la volonté de puissance. 

Ce n'est pas un livre qui se donne facilement, ni qui se donne à tous. La lecture est ardue, lecture de combat qui se heurte à la chair incomparable d'une écriture ambitieuse, et doit la saisir, s'y heurter, l'escalader, s'y éprouver
"Un! L'homme en vie, vitaliste, aux aguets
tout en explosion, frication,
ressenti, éprouve et épreuve." 

Roman de paroles, de circulation de la parole, à l'image des concertos des Voltés,  c'est aussi un roman d'action et de tension dramatique, de suspens efficace, de lutte armée, de trahison, de résistance.

L'univers est somptueux, on y retrouve les éléments chers à Damasio qui construisent aussi celui de La Horde : la matérialité et l'énergie, la métamorphose, l'élan et la friction, à travers un langue qui sans cesse elle aussi se transforme, éprouve ses limites, les dépasse, expérimente, saisit et dynamite, s'y frotte, explose; la langue d'un poète tout autant que celle d'un romancier :

Leur voix articulait de la roche et du sable, et dans leur frottement sourd montaient des animaux mythiques, méduses s'immisçant flottantes à travers les rideaux d'ammoniac ou tigres pourpres entraperçus dans les brumes du Dehors [...]



Change l'ordre du monde... plutôt que tes désirs... Tes désirs sont désordres...




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