J'ai eu envie d'un nouveau rendez-vous, où je vous proposerai mes livres préférés à travers un extrait particulièrement aimé; la règle ? Que je me souvienne suffisamment de l'extrait pour ne pas avoir à chercher, que les mots me viennent aussitôt en tête... c'est le cas de la première phrase de
Dalva, de Jim Harrison,
un auteur qui m'est très cher...
7 avril 1986, 4h du matin — Santa Monica
Aujourd’hui, ou plutôt hier, il m’a dit qu’il importait de ne pas
accepter la vie comme une approximation brutale. Je lui ai répondu que
les gens de ce quartier ne parlaient pas comme ça. La luciole qui vole
maintenant près de moi dans le noir devient toutes les lucioles que
j’aie jamais vues. Je suis sur le divan; à mon réveil j’ai cru entendre
des voix au bord de la rivière, un bras de la Niobrara où, vêtue d’une
robe blanche, j’ai été baptisée avec ma sœur. Un garçon a crié serpent
d’eau, et le prédicateur a dit passe ton chemin, ô serpent, ce qui nous a
tous fait rire. Le serpent s’est éloigné dans le courant, puis les
chants ont commencé. Ici, il n’y a pas de rivière dans les environs.
J’allume la lampe au-dessus du divan et constate qu’il n’est plus là.
Malgré l’heure tardive j’entends le chuintement des pneus d’une voiture
sur la route de la côte. Il y a toujours des voitures. La fille en
maillot de bain vert a été renversée sept fois avant que la dernière
voiture ne l’envoie bouler dans le fossé. Selon l’autopsie, elle avait
pris un mélange d’héroïne et de cocaïne californiennes. Son maillot de
bain était de la même couleur que le blé d’hiver dans mon souvenir, un
vert presque phosphorescent à la fonte des neiges. C’était si bon de
voir une autre couleur sur la terre, en dehors de l’herbe marron, de la
neige blanche et des arbres noirs. Maintenant, entre deux voitures,
j’entends l’océan; et la brise qui soulève les rideaux bleu pâle apporte
une odeur marine semblable à celle de ma peau. Je suis plutôt heureuse,
même si je vais sans doute devoir déménager après toutes ces années,
sept en fait. J’ai une éraflure à la cuisse, on dirait une brûlure
superficielle, à cause de sa moustache. Quand il m’a proposé de raser
celle-ci, je lui ai répondu qu’il serait perdu sans elle. Ma réponse l’a
mis en colère, comme si sa vanité ne dépendait que d’un attribut aussi
dérisoire qu’une moustache. Bien sûr, il n’écoutait pas mes paroles,
mais toutes les résonances imaginaires qu’elles suscitaient en lui.
Lorsque j’ai éclaté de rire, il s’est mis à arpenter la pièce d’un pas
furieux, seulement vêtu de son caleçon qui flottait sur ses fesses.
C’était plutôt chaleureux et amusant, mais quand il a voulu me saisir
aux épaules pour me secouer, je lui ai dit de rentrer à son hôtel et de
se branler devant la glace jusqu’à ce qu’il ait vraiment envie d’être à
nouveau avec moi. Là-dessus, il est parti.
Je croyais écrire ceci à mon fils au cas où je ne le verrais jamais
et s’il m’arrivait quelque chose, pour que ces mots lui disent qui est
sa mère. Mon ami d’hier soir m’a rétorqué : Et s’il n’en vaut pas la
peine? Cela ne m’était jamais venu à l’esprit. J’ignore où il se trouve
et je ne l’ai jamais vu, sinon quelques instants après sa naissance. Je
n’ose me mettre à sa recherche, car je ne suis pas certaine qu’il
connaisse mon existence. Ses parents adoptifs ne lui ont peut-être
jamais dit qu’il a été adopté. Il s’agit moins d’un problème sentimental
que d’un projet laissé en plan, le désir de rencontrer quelqu’un que je
n’ai pas vraiment le droit de connaître. Mais faire la connaissance de
ce fils parachèverait cette liberté que les hommes de mon entourage
semblent considérer comme un dû. Et puis, mon fils me cherche peut-être?
Je m’appelle Dalva. C’est un prénom assez étrange pour une femme
originaire du nord du Middle West, mais l’explication en est simple. Le
frère aîné de mon père céda à l’esprit de révolte et à l’attrait des
magazines d’aventures; il se fit marin sur des navires marchands,
chercheur d’or et de métaux précieux, et enfin géologue. Vers la fin de
la Grande Dépression, Paul écumait l’intérieur du Brésil; il dilapida à
Rio presque tout son argent, puis revint à la ferme avec quelques
cadeaux, dont un disque 78 tours des sambas de l’époque. L’une de ces
sambas — en portugais bien sûr — s’intitulait Estrella Dalva,
soit « Etoile du Matin », et mes parents adorèrent cette chanson. Naomi,
ma mère, m’a raconté que par les chaudes soirées d’été mon père et elle
mettaient le fameux disque sur le Victrola, puis dansaient sur toute la
longueur de l’immense véranda de la ferme. Avant de disparaître à
nouveau, mon oncle Paul leur avait appris les pas de ce qu’il croyait
être la samba.
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